Notre société n'est pas faite pour les parents
Par Aquileo le samedi, 31 octobre 2020, 18:35 - Société - Lien permanent
"J'aurais voulu profiter de mon congé maternité sans m'ennuyer de mon travail" "Retourner au travail en pensant à mon bébé qui m'attendait a été un enfer"...
Quand le bébé a deux mois et demi, il est encore une larve vagissante totalement dépendante qui a biologiquement besoin de la présence de sa figure d'attachement principale, et idéalement du corps et du lait de sa maman de nombreuses fois par jour. Pourtant, c'est à cet âge que l'on attend de lui qu'il soit apte à rester 10h par jour, 5 jours par semaine, chez une personne inconnue, qui sera au mieux une figure d'attachement secondaire, sans se plaindre.
On attend de la maman, qui a biologiquement besoin de cultiver le lien charnel et psychologique avec son bébé, chamboulée par les hormones, parfois allaitant encore (trop rarement : de nombreuses maman arrêtent d'allaiter alors qu'elles souhaiteraient continuer, parce qu'elles pensent que c'est incompatible avec le travail, par manque d'information, de soutien etc), qu'elle laisse son bébé sans frémir pendant le même temps. Le papa, c'est simple, il a juste quelques jours.
Bref, notre société n'est pas faite pour les parents, et encore moins pour les bébés. Nos attentes vis-à-vis de nous même, en tant qu'espèce, sont irréalistes. Comme d'espérer qu'un bébé dorme d'une traite 10h par nuit à deux mois (ça arrive, mais la norme biologique, c'est 5 ans. Pas 5 mois. 5 ans pour avoir un sommeil d'adulte).
Enfants et parents, qui ont un besoin biologique et viscéral l'un de l'autre (l'enfant est génétiquement programmé pour paniquer quand il croit être seul), doivent vivre dans des mondes différents. Un monde pastel, douillet certes, complètement artificialisé, où les contacts physiques sont remplacés par un bout de plastique et un bout de tissu, de temps en temps des bras inconnus, pour l'enfant. Un monde où tout se passe comme si l'enfant n'avait jamais existé, pour l'adulte, qui n'a même pas le droit d'y penser. Même quand l'enfant et le parent sont en présence, on attend de l'enfant qu'il dorme dans la poussette, dans la chambre, à heures fixes, c'est à dire qu'on les sépare au maximum, que l'on fait tout pour que l'enfant ait le plus de raisons possible de paniquer, se sentir mal. Et on s'étonne que les parents n'en puissent plus, des pleurs.
Ou alors, un des parents (la mère, souvent... parité, bonjour!) sacrifie sa vie professionnelle et se consacre à son enfant. Elle se transfère alors corps et âme dans le monde des enfants et se voit exclue de celui des adultes. On attend d'elle qu'elle ne vive plus elle aussi que dans ce monde d'enfant douillet et artificiel, ne chante plus que des comptines, et ne se plaigne jamais. Après tout, c'est un choix, non?
Et si, parfois, on essayait de réunir les deux mondes? De faire comme nos ancêtres l'ont toujours fait, de suivre la programmation génétique des bébés, et de concilier famille et travail non pas en les séparant mais en les mélangeant?
Depuis quelques jours, je fais de la médiation scientifique au zoo près de chez moi. Je montre des crânes d'animaux (ma collection personnelle pour la pédagogie), des ailes, j'explique les régimes alimentaires, l'évolution. Ça dure une demi-heure. C'est pour les enfants et les adultes. J'emmène mes deux enfants, de 6 ans et 10 mois. Sous ma table, j'ai une couverture avec des jouets. Autour de mon corps, une écharpe de portage. Selon son désir, mon bébé est dans l'écharpe, contre moi, à dormir ou à téter (oui, je compte l'allaiter jusqu'à ce que lui en ait assez, pas jusqu'à ce que les adultes autour de moi trouvent que c'est assez : eux ne sont pas concernés), ou sur le tapis à jouer, ou à quelques mètres de là à faire son job de bébé de 10 mois: essayer de grignoter un caillou (Stop!) ou de tripoter un arbre. Mon grand, lui, joue, regarde les animaux du zoo, s'occupe de son frère ou essaie de faire mes animations à ma place.
Et les gens en face, qui ont payé pour leur animation, si le bébé pleure et que je doive m'interrompre, si d'un coup je me mets à courir pour lui retirer ce caillou de la bouche ou si le grand parle à ma place, que font-ils? Ils patientent. Ils observent le crâne que je leur ai donné à voir. Ces trente secondes, ces deux; cinq minutes, je les leur donnerai.
Alors oui, c'est fatiguant physiquement pour moi de surveiller les enfants (le bébé surtout, le grand il se surveille tout seul) en même temps que je travaille. Parfois, l'un des deux m'ennuie. Mais c'est tellement épanouissant psychologiquement!
Je travaille. J'ai des conversations d'adultes avec des adultes (et avec des enfants; mais, hé, c'est mon job!) et en même temps mes enfants sont là, ils ne me manquent pas et je sais qu'ils vivent des temps intéressants et enrichissants pour eux (oui, examiner les cailloux et léchouiller l'écorce des arbres en se sachant protégé par maman est plus intéressant et enrichissant, je pense, que d'entendre la millième comptine sur le sol aseptisé de la crèche - même si beaucoup de crèches sont super et que je leur confierais bien sûr mon bébé si j'y étais obligée).
Je sais que tout le monde n'en a pas envie. C'est ok. Je sais que ce n'est pas possible pour tous les jobs non plus, et c'est ok aussi. Mais si, pour les parents qui le souhaitent, et dans les jobs compatibles, on se donnait les moyens pour rendre ça possible, si on ralentissait un peu certains jobs pour permettre aux enfants de venir nous "déranger" de temps en temps sans avoir l'impression de perdre du temps, notre société serait plus vivable.
Attention, je ne parle pas de télétravail imposé avec les enfants sans aucun aménagement pour permettre d'être avec eux en même temps qu'au travail, avec un patron qui considère que chaque apparition de l'enfant est un manque à gagner, non, je parle de refondre notre conception du travail pour qu'il devienne agréable de travailler avec des enfants dans les parages, qu'il devienne acceptable qu'un enfant demande de l'attention, que ce ne soit plus considéré comme un dérangement et une perte de temps ipso facto.
Je voudrais participer à une société dans laquelle l'humain, avec sa biologie et ses besoins, est au centre. Et ça implique, je pense, que les enfants et les adultes ne vivent pas dans des mondes séparés, ou beaucoup moins que ce que nous pratiquons actuellement.