Olivier Grenson
interview réalisée en 2006
Bibliographie :
- Carland Cross (Soleil)
- Jack et Lola (Editions Point Image - JVDH)
- Niklos Koda (Le Lombard)
Quand tu étais petit, quel
métier voulais tu faire ?
Comme tous les gosses... On a des
envies un peu différentes à tous les
âges. Quand
j’avais 4-5 ans, je voulais être fermier.
J’étais
originaire de Charleroi, qui est une ville assez industrielle, et
nous avions également une maison de campagne
entourée
de fermes. Les animaux me fascinaient.
Après, j’ai voulu être
footballeur, et finalement, vers les 10 ans, être
dessinateur.
J’avais lu un livre « comment devenir
créateur
de bandes dessinées », qui a beaucoup
circulé
et influencé une grande quantité de dessinateur
actuels. J’avais déjà écrit
des petits strips
mais ce livre m’a convaincu.
Sur quel thème étaient
tes premiers strips ?
La première histoire que j'ai
écrite était un western d'une trentaine de pages.
Je
m’étais inspiré de Lucky Luke pour la
réaliser.
Quels étaient tes héros
de b.d. de jeunesse préférés ?
Lucky Luke, Astérix, Tintin,
Gaston, les Schtroumphs... J’aimais surtout la BD franco
belge, sans me fixer sur forcément sur un héros
précis.
J’ai beaucoup aimé Wasterlain, avec son docteur
Poche. Son
graphisme et son imaginaire ont d'ailleurs bousculé beaucoup
de choses.
Tu l’as rencontré ?
Oui, c’est le premier professionnel
que j’ai rencontré. J’avais 16 ans
à l’époque.
Quels souvenirs gardes-tu de cette
rencontre ?
Wasterlain est quelqu’un de très
gentil. Il m’a accueilli et m’a montré
ce qu’était
le métier. J’avais l’impression de
m’immerger
directement dans la BD.
Cette rencontre m'a permis de voir des
professionnels au travail. J'ai réalisé que ma
place
était avec eux, et cela malgré le regard
pessimiste de
Wasterlain sur la profession, qui ne m’encourageait pas.
À
l’époque où il avait
été question que
je sois l’assistant de Wasterlain, j'ai rencontré
Dany au
cours d'un dîner. Dany a un caractère
opposé à
celui de Wasterlain, ouvert et très optimiste. C'est lui qui
m'a donné envie de me lancer dans ce métier.
Comment est tu rentré dans le
monde de la BD ?
J'ai eu la possibilité de suivre
des cours de BD à l'Académie, le samedi, du
côté
de Charleroi. Mes parents ne disaient rien mais il était
convenu que je devais passer le bac scientifique,
« les
humanités », comme on dit en Belgique.
Par la suite, j’ai commencé à
suivre un cours de BD donné par Eddy Paape, le soir
également,
toujours à l’Académie. Le jour, je
travaillais dans
une école de recherche graphique à Lerg.
C’est une
école pluridisciplinaire, où j'ai
approché le
cinéma d'animation, qui m'a apporté un nouveau
regard .
Il y avait aussi le cours de Saint Luc que tout le monde
connaît
– Berthet y a assisté – mais je voulais
enrichir mon côté
artistique et toucher à la bande dessinée par
d’autres
biais.
Pour moi, il était important de
garder le contact avec les autres étudiants et en
particulier
les cours d'Eddy Paap. C'est lui qui m’a proposé
de montrer
les planches que je faisais au journal Tintin. J’avais
déjà
présenté des planches chez Spirou, mais sans
succès.
Cela a été ma première publication,
j’avais 20
ans.
Quelle était l’histoire de
cette première publication ?
C’étaient deux petits
extraterrestres roses qui recherchaient leur frère disparu.
« Aldose et
Glucose » ?
Comment avais-tu eu cette idée?
L'idée m’était venue
pendant un cours de français en rhéto
(terminale), où
j'avais commencé à les dessiner. Le cours
suivant,
c’était celui de chimie, qui portait sur les oses
– d’où
les noms d’Aldose et Glucose.
Après, j'ai développé
l'idée en introduisant un troisième
frère
disparu, nommé Overdose – mes héros
étaient
des triplés. Ensuite E.T. est sorti au cinéma et
ça
m’a un peu perturbé... J'ai fini par
arrêter. Une
petite trentaine de pages avait quand même
été
publiée.
Ce premier succès t'a
encouragé ?
Oui. La BD était une idée
fixe pour moi. La seule fois où j'ai
hésité,
c’était durant la dernière
année de mes études
artistiques, quand j’ai voulu me diriger vers la
réalisation.
Je me suis freiné, car je ne voulais pas
m’éparpiller.
J’ai fais confiance à mes envies profondes et
j’ai fait de
la BD.
Peux tu nous parler de ton passage à
la télévision ?
J’ai toujours eu envie de multiplier
les approches pour raconter une histoire, sans trop me disperser
toutefois. Le métier de dessinateur est un métier
assez
solitaire, c’est donc important de sortir un peu de chez soi.
À une époque, quand je ne
dessinais pas, j’étais animateur de
soirée et disc
jockey de radio amateur. Un ami m’a averti qu'un casting
allait
avoir lieu, pour trouver le présentateur d'une petite
rubrique
de Bande dessinée sur RTL. J’ai donc
commencé comme
cela, mais quand l’émission s’est
arrêtée je
n’ai pas continué. Pour présenter cette
émission,
il était obligatoire que je me tienne au courant de ce qui
sortait en bandes dessinées, ce qui était
très
intéressant.
Quels souvenirs gardes-tu de cette
période et quels enseignements en as-tu
tirés ?
C’était ludique. Se retrouver
sur un plateau avec une équipe est une expérience
très
différente du dessin seul chez soi. C’est sur le
plateau que
j’ai rencontré Claude Lefranc, au moment
où sortait
le premier album de la collection « bd
détectives ».
A l’époque j’avais publié
dans Tintin, ainsi que
dans Spirou, Circus… J’avais des projets
d’album, mais rien de
concret. J’ai montré mon travail à
Lefranc, qui m’a
proposé de reprendre un personnage dans la collection bd
dectives : « Carland Cross ».
Au début, il voulait que je
dessine Harry Dickson mais cela ne me paraissait pas une bonne
idée
car il existait déjà une bandes
dessinées à
son sujet. Nous avons donc décider d'écrire une
toute
nouvelle histoire, à la manière de Jean Ray, mais
avec
un personnage original doté d'un peu plus de
personnalité.
L'une des raisons pour lesquelles j'ai
arrêté Carland cross, c’était
qu'il restait un
peu trop dans le stéréotype du
détective –
dans la lignée des grands détectives anglais
– à
mon goût. Koda est un personnage plus complexe.
Avant Carland Cross, tu avais fait
« Jack et Lola » pour le magazine
« Circus » ?
Ce travail est également né
du hasard d’une rencontre. J’avais
été contacté
pour travailler sur l’adaptation en BD d’une
série
télévisé de marionnettes, qui
s’appelait
« Melvira ». Melvira
était la compagne
de Phillipe Gelluck ( ndr : l'auteur du
« Chat »
) dans Lollipop, la première émission
télévisé
de Philippe Gelluck. Melvira était une marionnette assez
atypique dans le cadre d’une émission pour les
enfants (elle
crachait, entre autre). Elle a eu un succès
énorme et
une série télévisée
entière lui a
été consacrée.
J’ai rencontré l'acteur caché
derrière la marionnette, Patrick Chabout. Il travaillait
pour
un théâtre étrange fantastique, aussi
atypique
que Melvira (sourire). Il m’a demandé de
travailler sur
l’adaptation en BD du personnage de Melvira, ce qui ne s'est
jamais
fait. Par contre, j'ai pu réaliser les affiches des
pièces
du « Magic Land Theatre».
Je lui ai également proposé
de travailler sur le scénario et les dialogues de
« Jack
et Lola », une histoire où
sévissait une
jeune femme aussi impertinente que Melvira. Nous avons fait deux
histoires courtes de 7 pages, et la dernière a
été
publiée dans
« Circus ». A
l’arrêt
de « Circus », j’ai
naïvement cru que
Cavanot, le rédacteur en chef de
l’époque, allait me
proposer de développer un projet ou une série
autour de
ces deux personnages.
Cela ne s’est pas fait, et j’ai
donc arrêté « Jack et
Lola ». Par
ailleurs, c'était la période où
Lefranc
m’appelait régulièrement pour discuter
de
l'éventualité de la réalisation d'un
Harry
Dickson.
Comment s’est passée ta
collaboration avec Michel Oleffe ?
Très vite, le feeling est bien
passé avec Michel Oleffe.
Quand Lefranc m’a proposé de
travailler sur Harry Dickson, il m’a
présenté Michel
Oleffe, qui avait déjà écrit
« les
nouvelles histoires d’Harry Dickson ».
Il m’a montré l’histoire
qu’il avait rédigée pour moi,
intitulée « Le
Golem ».J’ai tout de suite senti son
potentiel graphique
fantastique, grâce à une ambiance proche de celle
de
l’expressionnisme allemand et des films de Fritz Lang.
Visuellement, je sentais que j’allais pouvoir me faire
plaisir.
D’ailleurs, pour l’anecdote, on
retrouve, dans mes premières planches, quelques indices
laissant penser que Carland Cross est un petit peu la transposition
de Harry Dickson. Je m’étais inspiré de
Nicolé
le dessinateur des couvertures d’Harry Dickson. Pour les
réaliser,
il se mettait en scène et retouchait certaines photos.
J’étais
partis de cette base là pour créer mon
personnage, et
retrouver cette ambiance.
Carland Cross a été
beaucoup comparé aux histoires de Jacobs, qu'en penses-tu ?
C’est vrai, c’est Londres,
l’ambiance année 30, le brouillard, mais je ne me
suis rendu
compte qu’après coup de ce
côté Jacobs. Mes
références se situaient plutôt au
niveau de la
littérature ou des films, et je trouvais cela assez comique
que les gens se focalisent sur Jacobs à cause de Londres et
des années 30…
Oleffe, lui, était très
imprégné de l’univers de Jacobs. Il
était donc
possible de retrouver ses références au niveau de
l’écriture, mais pas du graphisme. Par ailleurs,
les
couleurs, réalisées par Buno Marchand,
n’étaient
pas travaillé en aplats comme Jacobs le faisait. Jacobs
utilisait des couleurs assez subtiles, nuances de rose, de jaune, de
mauve, ce que nous ne faisions pas du tout. Notre style
était
plus dans le camaïeux, les ambiances monochromes. Je dirais
que
Bruno Marchand s'influençait plutôt de Bilal. Le
résultat était un mélange
étrange entre
un dessin plus ou moins ligne claire, et des couleurs d’un
univers
complètement différent.
Quel type de documentation avais-tu
utilisée à
l’époque ?
Des photos des années 30 en noir
et blanc. Certains films aussi pour le cadrage, la lumière.
Il
y a aussi le plaisir d’inventer…
Ma base est très classique, très
franco belge. Avec Carland Cross, j'ai fais mes premiers pas dans le
côté réaliste - même si
à Aldose et
Glucose avaient succédé quelques histoires
réalistes
réalisées pour le journal Tintin.
Pour Carland, un véritable
travail de documentation était nécessaire, ce
qu’à
l’époque j’avais un peu sous
estimé. Si je devais
le refaire, je m’en occuperais autrement. Je prendrais plus
de
liberté graphique mais avec une base documentaire plus
importante.
Comment est venue l’idée
d’une adaptation
télévisée ?
Au départ, tout a été
déterminé par une rencontre avec un ami qui
travaillait
dans la post-production. Il avait vu les petits courts
métrages
que j’avais fait quand j’étais
étudiant et il m’a
demandé pourquoi je ne ferais pas la même chose
pour
Carland Cross. Ma première réaction a
été
de me demander qui serait intéressé par un dessin
animé
sur un personnage inconnu proche de Blake et Mortimer - ces
personnages mythiques qui n’existaient pas encore sous forme
de
dessin animé. Une boîte de production qui veut
travailler sur un personnage vivant dans le Londres des
années
30, s’intéressera plus à des
personnages déjà
bien connus. Mais mon ami a insisté. Il voyait un potentiel
dans Carland Cross.
Comment avez-vous présenté
le projet ?
Nous avons filmé les cases de
l’album et ensuite nous avons réalisé
un petit
animatic avec un montage assez dynamique et une bande son
professionnelle. Nous avons réussi à motiver des
producteurs pour faire un pilote. J’ai travaillé
sur le
pilote en dessinant des model sheets des personnages, en rectifiant
quelques dessins et finalement nous avons abouti a un pilote de
quelques secondes. Ce pilote de quelque secondes a davantage encore
motivé les producteurs et s’est
transformé en un
pilote de trois minutes. A partir de ce pilote de trois minutes, nous
avons démarché auprès des
différentes
chaînes.
Étonnamment, TF1 et Canal + ont
été intéressés, et le
budget est monté
assez vite. La maison de production, Déclic Cartoon,
n’avait
jamais vu le budget d’une série de 26
épisodes aussi
rapidement bouclé Nous étions
complètement
dépassé par la situation.
J’avais fait que quelques models
sheets, mais je n'avais pas envie d’arrêter la
bande dessinée
pour autant. Je n’ai donc pas suivi la production, mais
j’avais
un droit de regard – pas de véto. Les
réalisateurs
ont toujours très peur des auteurs, car ceux-ci, pouvant
craindre que leur univers soit dénaturé, sont
volontiers perfectionnistes. C'est la raison pour laquelle je n'avais
qu'un droit de regard. Par ailleurs, la production travaillait avec
différents studios : les Armateurs à Paris, le
studio
d’Angoulême, des studios
étrangers…c’était
impossible de tout voir.
Ce qui était intéressant
c’est que pendant que je travaillais sur un album, je
recevais
beaucoup de scénarios ou de projets. Je devais les lire et
les
corriger. C’était amusant, car comme beaucoup
d’histoires
nouvelles étaient écrites, l’univers
prenait des
dimensions énormes.
Quel était la cible de public
choisi ?
C’est là qu’il y a eu
malentendu. Plusieurs directions ont été prises.
Lorsque j’avais fait mes model sheets, ils étaient
proches
de mon dessin, assez réalistes.
Au final, les designs ont été
retravaillés un peu plus carrés. Je
n’avait pas
d’expérience dans le dessin animé de
production et il
fallait donc réadapter les model sheets pour
qu’une centaine
d’animateurs puissent y travailler facilement. Ensuite,
certains
dessinateurs on rajouté une touche un peu plus cartoons dans
le mouvement, et là une question cruciale s'est
posée.
Nous avions le choix entre prendre une voie réaliste ou une
voie cartoon. Je trouve que nous avons fait le mauvais choix. Nous
aurions dû prendre la voie cartoon. Même si elle
prenait
de la distance avec la BD, ce n’était pas grave
puisque
celle-ci n’était pas assez connue pour
qu’il y ait des
répercussions.
Au final, les dessins semblaient un peu
raides, figés, difficiles à animer.
L’idée originelle était
de passer le dessin animé en prime time, c'est à
dire
pour un public adulte, mais cela ne s'est pas fait. En cours de
production, la série a été
réorientée
pour un public plus jeune, avec pour objectif une diffusion vers 7h
du matin. Il a fallu faire un compromis entre de l’horreur
fantastique pour adultes et le côté
« dessin
animé du matin » pour enfants.
Cette prolifération de
scénarii pour le dessin animé a-t-elle
influencé
la bande dessinée ?
Non, car pendant ces deux années
de productions, je me suis rendu compte que je n’allais pas
faire
cela toute ma vie. J’ai été
dépassé pas
les événements. Passer d’un pilote pour
s’amuser à
une production de 26 épisodes par TF1 et Canal +, c'est
très
surprenant. Je craignais d’être enfermé
dans un
succès, je n'avais pas envie de travailler toute ma vie sur
cette série.
J’avais envie de travailler avec
d’autres personnes. À
l’époque, j’avais
déjà
rencontré Jean Dufaux, avec qui j’avais envie de
développer
un autre univers. Tout était clair pour moi. Je
m'étais
dis : « Si Carland Cross a du succès, il
continuera
en tant que dessin animé, mais pas en
BD. »
D'ailleurs, à la fin du 6ème
tome, que j’avais réalisé au cours de
l’année
de production, j’ai débuté un projet
avec Stephane
Desberg, mais il n'a pas abouti.
Pourquoi ?
Nous nous sommes aperçu que
quelque chose n’allait pas dans notre collaboration. Du coup
j’ai
écris un septième Carland Cross,
« Les
pendus de Manhattan », en me disant que
c’était
le dernier. Lorsqu'il a été achevé,
j’ai
appelé Jean Dufaux pour lui dire que je terminais Carland
Cross et que j'étais disponible. C'est ainsi que j'ai
démarré
Niklos Koda.
Carland Cross a été
réédité chez soleil, as-tu choisi ton
successeur ?
Michel Oleffe a été déçu
que la série s’arrête. Pour ma part, je
désirais
une nouvelle collaboration mais je n’avais pas envie de
laisser
Michel en plan. Je lui ai dit : « Si tu veux
continuer la
série, je n'y voie pas d'inconvénient. Le
personnage
meurt avec moi et ressuscite avec un autre
dessinateur ».
Micel Oleffe a eu du mal à
trouver un nouveau dessinateur. Finalement, j’ai
rencontré
Isaac Wens. J’avais lu un de ses livres,
« Robert le
diable », que je trouvais assez extraordinaire, avec
une
ambiance qui collait bien à l’univers de Jean Ray.
Son trait
était très différent du mien, mais il
avait un
gros potentiel. Je l’ai appelé et je
l’ai présenté
à Michel Oleffe.
Peut-être que le projet a démarré
un peu trop vite, chez Soleil, mais d’un autre
côté,
nous étions sous pression, car Claude Lefranc nous a un peu
poignardés dans le dos, en essayant de placer le personnage
chez un autre éditeur avec un autre dessinateur sans nous en
parler. Il voulait faire une suite de son côté, en
s'appuyant sur le fait que lors de la signature contrats, il
s'était
mis co-auteurs. C'est ainsi que se forge l'expérience...
(sourire).
Comment as-tu rencontré Jean
Dufaux ?
Nous nous connaissions depuis un
certain temps avant de commencer Niklos Koda. Nous avions envie de
travailler ensemble, mais je ne me sentais pas encore à la
hauteur. J’avais besoin de mûrir mon trait avant de
travailler avec son univers.
Comment est né le personnage
de Niklos Koda ?
J’avais envie de travailler sur une
vraie série, pas un one-shot. Pour moi la BD c’est
des
aventures, des histoires récurrentes... Il faut avoir un
personnage et développer sa personnalité petit
à
petit.
L’idée avec jean, c’était
de débuter la série avec un personnage un peu
lisse, un
peu caricatural et d’amener petit à petit le
lecteur à
découvrir une personnalité plus complexe.
Nous avons commencé à
discuter de nos désirs respectifs concernant la
série.
Elle allait s’inscrire dans le monde contemporain, la
diplomatie,
l’espionnage, et la magie, dont le rôle est de
donner une
impulsion. Nous n'inventions rien, mais nous comptions sur le
mélange
espionnage-magie pour apporter quelque chose de neuf.
Jean avait remarqué un point
important de mon dessin, qui n'apparaissait que dans mes carnets de
croquis, et pas dans mes BD. Il s'agit de ma façon de
dessiner
les femmes, qu'il m'a conseillé de développer. Le
côté
séducteur de Koda vient de là, car nous voulions
aborder des relations complexes entre les hommes et les femmes.
Qu’est ce qui te plaît le
plus dans cette série ?
Il y a beaucoup de choses qui me
plaisent. Ce qui m’intéresse, c’est la
manière de
transcender le réel. On le transcende d’autant
mieux qu’il
y a cet élément ésotérique
qui amène
un univers étrange, pourtant ni fantastique ni
ésotérique.
Un univers proche de Koda.
Jean et moi amenons nos personnalités
dans cet univers. C’est cette osmose entre nos deux
intentions qui
fait tout le charme de Koda.
L'univers de Koda a une couleur propre,
que l'on perçoit à travers les dessins, et
notamment la
page de garde, que je travaille de façons picturale. Ainsi
est
annoncé le côté un peu
étrange,
fantastique, où tout est laissé à
l’imprévu.
A tout cela se superpose une quête
familiale. Koda est à la recherche de sa fille.
C’est le
côté humain. Pour le côté
« aventure »,
il y a l'espionnage, et pour le côté
ésotérique,
la magie.
As-tu rencontré des
difficultés particulières d’un point de
vue
graphique ?
Dès le départ, j’ai
voulu prendre mes distances graphiques avec Carland Cross.
Par ailleurs,je n'avais auparavant pas
eu l'occasion de travailler sur la mise en scène de
personnages féminins. C’était un
challenge.
Par exemple il y a le personnage
d'Aïcha Feroz est une belle femme, avec un
caractère fort
et une poigne de fer, surtout pas une potiche. J’ai du
chercher un
physique, sans verser dans le stéréotype, qui
rappelle
les origines nord africaines de son nom et qui évoque cette
force de caractère.
Le vrai challenge, c’est de donner
une âme aux personnages de papier.
Il y avait le regard de Jean aussi.
C’est ce regard extérieur qui est
intéressant dans
une collaboration.
Vous discutez ensemble des scénarios
avec Jean Dufaux ?
Bien sûr ! C’est très
important de ne pas être qu’exécutant.
Il faut un
échange. Quand Jean travaille une histoire il
l’écrit
pour une personnalité, celle du dessinateur avec qui il
travaille. Il choisi le scénario qui fera ressortir les
qualités, les spécificités du
dessinateur.
Le scénario est primordial dans
l’évolution d’un dessinateur et je
n’ai pas la
prétention de dire que je génère des
idées
avec mon trait, mais toutefois j’amène quelques
touches de
temps en temps. Avec une histoire moins ambitieuse, moins forte, mon
dessin aurait moins évolué.
En outre, l’amitié est
importante dans une collaboration.
As-tu un personnage préféré
dans cette série ?
Il y en a plusieurs…Surtout qu’ils
ont tous évolué. Koda n’avait pas
beaucoup de
profondeur au début mais à partir du
quatrième,
cinquième album, il devient attachant grâce
à son
passé. Par contre Antioche, qui est un peu le contre-pied de
Koda – pas son faire valoir, mais plutôt son mentor
– est
vite devenu pour moi, un personnage attachant.
J’aime bien Nina aussi, la punk. Un
personnage atypique qui, hypnotisée par Kandar, va avoir un
rôle important dans la série.
Que penses tu des différentes
manières de coloriser ( couleur directe,
ordinateur…) ?
La BD est un carrefour de cultures qui
s’entrecroisent : les mangas, la BD italienne… Les
approches de
techniques aussi se diversifient. Ce qui est intéressant,
c’est cette diversité, car elle nourrit la BD.
La BD indépendante c’est
également bien développé.
Même si je
travaille sur une BD qui se veut populaire j’aime me nourrir
de
choses qui n'ont apparemment rien à voir. Le
mélange
est très important dans la culture.
Concernant les couleurs, lorsque je
traite des flash-backs par exemple, j'ai
l’opportunité de
travailler en couleurs directes ou sépia.
J’aime faire de la couleur directe,
parce que ça permet de travailler l’image, le
dessin, par
rapport aux lumières. En noir et blanc, on peut penser
pouvoir
rajouter de la lumière avec la mise en couleurs mais ce
n’est
pas la même chose. J'ai effectué ma
première
tentative à l'occasion d'un flash-back dans Koda, ce qui
m’a
permis de rajouter de la lumière.
C’était un retour
en arrière de 10 ans, en Toscane, sous le soleil, et donc
avec
une lumière particulière, qu'il
n’était pas
intéressant de faire en sépia. On quittait Prague
sous
la neige, avec des couleurs en noir et blanc, des monochromes bleu
et blanc assez doux, et on basculait dans une ambiance très
colorée en couleur directe, avec une impression de voile. Je
trouvais le changement intéressant au niveau narratif. Par
contre, j'évite les modifications au niveau graphique pour
ne
pas perturber le lecteur.
J’ai aussi le projet de travailler
sur un one-shot en couleur directe, mais il y aura auparavant deux
Koda, qui se passeront à Barcelone.
Le principe de l’histoire en deux
parties évite de frustrer trop le lecteur...
Oui, nous nous sommes aperçu que
46 pages, c'est un peu trop juste, surtout si les personnages
évoluent et prennent des positions inattendues. Le
scénario
est un puzzle qui se met en place petit à petit.
La magie et ses faux semblants,
l’espionnage et ses machinations, tout cela demande de la
place. Par exemple, pour Magie Blanche, il manquait encore des choses
importantes au bout des 46 pages. Jean a rajouté six pages.
Ensuite, comme les albums sont constitués de cahiers de huit
pages, je suis monté jusqu'à huit planches de
plus que
le scénario original. L’idée des 54
pages a ici été
une très bonne idée, mais il ne faut pas oublier
que
l’éditeur veut un album par an. Nous avons donc
décidé
de revenir à deux albums de 46 pages pour le prochain cycle.
Combien de temps passes-tu sur une
planche en moyenne ?
Je dessine assez vite. Le premier jet
est intuitif et spontané. Ensuite, c'est du perfectionnisme
:
il faut trouver le bon cadrage, la bonne expression. Je fais toute
une série de croquis différent pour chaque
personnage,
et je fais aussi de temps en temps des propositions de
découpage.
Jean amène un découpage
avec son scénario assez précis, je peux me
reposer
dessus. Ce qui est important pour moi, c’est la mise en
scène,
le décor... Sinon la réalisation est assez rapide
: je
mets maintenant 3 jours à réaliser une planche,
que ce
soit en noir et blanc ou en couleur directe.
Tu donnes des cours de dessins…
Oui, depuis 16 ans, dans une école
supérieure artistique. Au début, j’ai
commencé
à donner des cours de dessin sur modèles vivants
et
puis j’ai donné des cours de narration et de bande
dessinée.
C’est un bon équilibre. Tantôt
je travaille seul à la maison, tantôt je rencontre
des
étudiants qui veulent raconter une histoire.
L'école où
j'enseigne est pluridisciplinaire, donc la BD n’est pas
nécessairement mon cheval de bataille.
Les cours m'obligent à me
remettre continuellement en question dans un contexte d'arts
plastiques contemporains. Je reste donc à
l’éveil, et
les étudiants m’apprennent beaucoup de choses.
Cela me
bouscule et m’évite une vie trop
routinière.
As-tu déjà eu des
échos d’étudiants ayant lu tes
BD ?
Les étudiants sont diplomates
(sourire). Ils n’osent pas trop critiquer. Je ne fais pas la
publicité de ce que je fais et je ne veux pas leur imposer
un
style. Ce qui est important c’est de faire ressortir leur
personnalité propre.
Quels conseils donnerais tu à
un jeune dessinateur ?
D’avoir envie…Il faut qu’on ait
envie de raconter une histoire. Il ne faut pas juste vouloir
être
médiatisé. Je n’ai pas encore
raconté
d’histoire mais j’ai cette envie au fond de moi.
Il faut aussi être prêt à
fournir beaucoup de travail et un investissement personnel
énorme.
Et surtout il ne faut pas oublier que
les rencontres sont très importantes. On ne se
réalise
pas tout seul.
Si tu écrivais un scénario,
quelle genre d'histoire voudrais tu réaliser ?
Pour le one-shot que je voudrais
écrire, j'ai envie de faire une histoire plus sociale, un
genre où l'on m'attend moins. Je voudrais m'inspirer des
films
de Ken loach, où la fiction est plus
évacuée
avec des dessins encore plus réalistes. Pour
l’instant ce
n’est qu’un projet.
D'autre part, j'aimerais écrire
une histoire qui ai un aspect surréaliste, symbolique.
Le dénominateur commun c’est la
réflexion autour de la démocratie, d’un
régime
totalitaire, de personnages. Ce qui m’intéresse le
plus dans
une histoire, c'est de parler des personnages, montrer leurs
psychologies complexes.
J’ai d’autres idées, mais il
ne faut pas se disperser.
Que penses-tu de la magie ?
Elle me fascinait quand j’étais
enfant. Ce qui est intéressant dans la magie c'est
l’aspect
ludique, le côté merveilleux du magicien qui fait
apparaître le lapin. Mais il y a aussi un
côté
plus obscur, la manipulation, qui fait penser à celle des
grands de ce monde pour le pouvoir.
La magie n'est ni blanche, ni noire,
elle est neutre, c’est l’intention de son
pratiquant qui va lui
donner sa couleur.
A travers Koda, elle se rapproche de la
philosophie bouddhique, que j'aime. Elle vient aussi du symbole
cosmique chinois, le Yin et le Yang où il y a un peu de noir
dans le blanc et inversement.
Que penses-tu de la production de
bande dessinée actuelle ?
La multiplication des maisons
d’éditions est une bonne chose : cela permet de
donner leur
chance aux jeunes talents ou aux auteurs qui veulent
expérimenter
une méthode de dessin ou un sujet qui sorte du cadre
classique.
Pour quand un cross-over Niklos
Koda-docteur Poche ?
(rires) jamais. C’est tellement
éloigné….
Si tu étais un héros
de bandes dessinées ?
Je serais Corto Maltese (sourire).
J’aime beaucoup. Pour moi, il représente
l’aventure avec
un grand A.