Terry Moore
Terry Moore aime raconter des histoires. Après un passage d'une dizaine d'années dans l'audiovisuel, il se décide à dessiner sa propre bande dessinée, "Strangers in Paradise". Pour la publier, il crée, avec son épouse, la société "Abstract Studio", ce qui lui permet de garder toute sa liberté artistique.
Loin du sujet traditionnel des comics, les super-héros, "Strangers in Paradise" raconte l'histoire de trois amis, Katchoo, Francine et David. Le récit, servi par un graphisme saisissant de vérité, mélange avec une remarquable efficacité les intrigues amoureuses traitées avec sensibilité et humour, et des passages dignes des plus grands thrillers. Initialement prévu comme une suite de trois courtes histoires, "Strangers in Paradise" devint un roman graphique dense et captivant, récompensé par le prix Eisner de la meilleure série en 1996, et le GLAAD Media Award de la meilleure bande dessinée en 2001.
Le mois de mai 2007 voit ce récit extraordinaire toucher à sa fin, après une parution régulière de presque dix ans. Si vous n'avez pas encore lu cet incontournable, traduit en huit langues, vous aurez le plaisir de découvrir une histoire complète.
Quand tu étais enfant, quel métier voulais-tu faire?
Je voulais piloter des voitures de course, ou bien des jets, ce qui est un peu la même chose, non? Mon père était fan de Formule 1, donc il avait toujours une voiture de sport. J'ai grandi dans cette ambiance, connaissant tous les pilotes et les différents types de courses, toutes les voitures. J'allais aussi voir mon père piloter dans des courses amateurs. Il m'a appris à conduire une Austin Healey 3000 MKIII quand j'avais 15 ans. J'adorais cette voiture.
Ensuite, quand j'ai eu neuf ou dix ans, j'ai commencé à m'intéresser à la musique. J'ai voulu devenir un joueur de guitare dans un groupe de rock et avoir les filles à mes pieds.
Quels étaient tes bandes dessinées favorites étant enfant?
Superman, Superboy, Spider-Man, Batman, Tintin, Denis La Malice, Illustrated Classics
Quelle a été ta formation?
Je n'ai pas suivis d'études particulières. J'ai quitté l'université pour me lancer dans la musique, avec un groupe de rock. Ma formation artistiques est très fragmentaire. Le dernier cours formel que j'aie suivi était un cours sur l'animation donné par un ancien animateur de chez Disney, 13 semaines intensives.
Qu'as tu fait avant de te lancer dans la bande dessinée?
J'ai donc quitté l'école pour devenir guitariste dans une groupe de rock. J'ai fait ça pendant 10 ans, jouant dans des clubs, mais ça ne menait nulle part.
J'ai finalement abandonné pour me lancer dans la production vidéo. J'ai fait des publicités pour la télévision, des bandes annonces de films, des clips et des documentaires, pendant encore 10 ans, avant de commencer Strangers in Paradise.
Qu'est ce qui t'a décidé?
Réaliser des vidéos ne me satisfaisait pas, j'avais envie de raconter mes propres histoires. Réaliser des films et des vidéos demande beaucoup d'investissement. Il faut des gens et de l'argent, alors que je peux réaliser un numéro de SiP par moi même. C'est une meilleure façon de créer. J'aurai produit, d'ici à ma mort, beaucoup plus d'histoires par la bande dessinée que si j'avais continué les films.
Quel a été ton premier projet de bande dessinée?
SiP n° 1 était mon tout premier projet.
Comment est née l'idée de SiP? Pourquoi avoir choisi des filles comme personnages principaux?
J'avais envie de raconter une histoire intimiste sur les femmes, ce genre de femmes que l'on peut rencontrer chaque jour, et aussi celles que l'on ne rencontrera jamais parce qu'elles naviguent dans les hautes sphères. J'avais envie d'écrire sur les femmes parce qu'il y a assez d'histoires qui racontent à quel point les hommes sont super.
Qu'écrire sur les femmes? Ce qui leur arrive pendant que les hommes sont occupés à construire et détruire des empires. A quoi est ce que ça ressemble d'être belle et entourée d'hommes qui se conduisent comme des prédateurs? Il y a là des histoires à raconter.
A quel genre appartient SiP?
SiP est de la fiction contemporaine. Le genre... Je n'en suis pas sûr parce que ça change.
A quoi tient son succès d'après toi?
Il ne serait pas convenable de ma part de dire si SiP a du succès, ou de chercher pourquoi. J'espère que c'est par ce que c'est une histoire intéressante.
Quelles sont tes sources d'inspiration?
Oh... Il y en a trop pour que je m'en souvienne. On peut dire tout; du James Bond et crime noir jusqu'aux films romantiques.
Je pense que tout a commencé le jour où j'ai réalisé à quel point les femmes peuvent en vouloir aux hommes. Les hommes ont une tendance à se protéger qui nous amène à penser que les choses sont toujours meilleures qu'elles le sont réellement; que nous avons un meilleur aspect physique, et que nous nous comportons mieux. Les femmes n'en croient pas un mot. Le jour où je m'en suis rendu compte, SiP a pu naître.
A l'origine, SiP était une histoire courte en trois parties. Pourquoi avoir choisi de continuer cette histoire, plutôt qu'en commencer une nouvelle?
Mon histoire suivante devait être un récit épique mêlant science fiction et fantasy intitulé le Diamant du Temps, mais la bande dessinée était un monde nouveau pour moi, et je doutais de mes compétences, de pouvoir réaliser correctement cette histoire. J'ai décidé de continuer SiP parce que son sujet est plus simple pour l'artiste (moi).
SiP avait également reçu beaucoup de bonnes critiques, et j'ai pensé que cela valait le coup d'explorer cette histoire plus en profondeur pour faire mes armes.
SiP est maintenant une histoire très complexe. Est-ce que tu te relis parfois pour être sûr de ne pas faire de fautes?
Toujours. Mais j'en fais quand même.
Tu oses beaucoup de choses, qu'en général les auteurs de BD répugnent à faire : mélanger le passé, le présent et le futur, jouer avec les « et si? ». Pourtant, ton lecteur n'est jamais perdu. Quel est ton secret?
Je pense qu'intuitivement, nous avons tous les mêmes schémas de pensée. Quand vous pensez à une amitié avec quelqu'un, vous ne pensez pas en termes linéaires, mais émotionnels... comme SiP... Peut-être que vous pensez à votre ami buvant un verre de vin hier, et cela vous rappelle la dernière fois où vous avez bu ensemble, peut-être deux ans plus tôt. Boum! Votre histoire vient de remonter deux ans dans le passé, mais c'est lié logiquement, non? Nous ne pensons pas de façon linéaire, donc je n'écris pas de façon linéaire.
L'expression graphique des émotions de chacun des personnages et impressionnante. Comment as-tu acquis cette maîtrise?
Quand je dessine, je me sens comme un metteur en scène donnant des indications à ses acteurs. J'attends quelque chose de mes personnages, et je le leur arrache avec mon crayon. C'est la seule manière que je connaisse pour décrire ma façon de procéder.
Te sens-tu particulièrement proche d'un personnage?
Je trouve chaque personnage intéressant d'un point de vue ou d'un autre, je me sens concerné par chaque personnage, d'une manière ou d'un autre, donc je me consacre à chacun tour à tour. Quand ils réagissent à des choses bonnes ou mauvaises, et que je peux m'identifier à eux, je ressens un lien entre eux et moi. Mais je ne me décris pas au travers de mes personnages ? ils ont leurs propres opinion et convictions, que je ne partage pas forcément.
Question pour David : Quelles qualités apprécies-tu le plus chez tes amies?
« Leur honnêteté. Leur amour. La beauté de leurs âmes. »
Pourquoi mélanges-tu parfois différents styles narratifs (bande dessinée, passages racontés sans dessins...)?
Parce que je veux que vous fassiez plus que lire une BD, je veux que vous ressentiez une histoire. Je vous que vous lisiez ce que mes personnages lisent, que vous entendiez ce qu'ils entendent, que vous voyiez ce qu'ils font en privé, et lisiez leurs pensées. Toutes les différentes façons d'écrire et de dessiner et de communiquer sont comme les différents instruments d'un orchestre, utilisés correctement, ils travaillent tous pour la même musique.
Question pour Katchoo : On se connaît depuis longtemps... Et tu es toujours aussi jolie, quels que soient ton âge ou ta coupe de cheveux. Comment fais-tu?
« Merci, mais je n'y pense pas. J'ai du mal à ne pas avoir les cheveux dans la figure, c'est une vraie pagaille. Et Francine dit que je devrais arrêter de fumer ? cela commence à me donner des rides. Peu importe. »
Beaucoup d'auteurs de BD franco-belge n'osent pas changer quoi que ce soit à l'aspect physique de leurs personnages, car ils ont peur que le lecteur ne les reconnaissent plus. De ton côté, tu fais vivre tes personnages dans tes histoires comme si ils étaient réels... Comment peux-tu expliquer que cela fonctionne si bien?
Eh bien, quand je regarde des photos de gens à différentes époques, je me rends compte que les gens changent toujours . Les gens ne sont pas identiques, jour après jour. Au contraire, ils changent constamment, spécialement au niveau du visage. C'est ce que j'aime mettre en valeur. Si vos personnages ne changent jamais, ils sont comme de mauvais acteurs sans expression. Il y avait une blague à Hollywood sur Clint Eastwood à ce sujet : il avait seulement deux expressions : méchant et encore plus méchant.
Découvrir toutes les différentes facettes d'une personne, c'est une partie de l'attrait, non?
Question pour Francine : Quelle a été la décision la plus difficile au tu aies eue à prendre?
« La décision de me marier à Brad, même si cela m'éloignait de Katchoo. Ça a été le jour le plus aigre-doux de ma vie. »
La musique joue un rôle très important dans SiP. Quelle musique conseillerais-tu à tes lecteurs pour accompagner leur lecture?
La musique, c'est personnel. Je dirais d'écouter une musique qui vous émeut, de la plus belle à la plus âpre. Personnellement, j'écoute toutes sortes de musique, de « the Gathering » à « Desha Dunnahoe». En ce moment, ma vieille musique préférée, c'est Pink Floyd.
Tu écris aussi des poèmes, que tu utilises dans SiP comme des paroles de chansons. Est-ce que tu as des projets musicaux les concernant?
La plupart des poèmes de SiP sont justement des paroles de chansons que j'ai écrites. Cela pourrait être chouette de les enregistrer et de les mettre sur le net, un jour. Cela dit, des fans de SiP pourraient détester la musique, ce qui gâcherait leur plaisir de le lire. C'est risqué à ce niveau. Hmm. Je me pose des questions à ce sujet parfois.
Question pour Katchoo : « As-tu un regret particulier? »
« Je regrette de n'avoir pas castré Freddie quand j'en ai eu l'occasion. Je suis beaucoup trop gentille. »
Pourquoi avoir choisi de dessiner en noir et blanc?
J'ai toujours dessiné des bandes dessinées en noir et blanc dans ma jeunesse. Réaliser SiP en noir et blanc était naturel pour moi. Je ne sais pas vraiment travailler en couleur. Je n'ai pas suivis de cours pour cela, j'y vais à l'instinct. Je vais essayer d'utiliser la couleur dans le futur.
Combien de temps passes-tu habituellement sur une planche?
Cela va d'une heure à deux jours. Si je dessine quelque chose qui m'intéresse beaucoup, ça va vite. Si je dessine quelque chose qui m'ennuie, ça devient très difficile. Je déteste dessiner des architectures. Ça me prend toujours plus de temps que de dessiner des gens.
Peux-tu nous parler de Paradise TOO, que nous n'avons pas la chance de lire en France, faute de traduction?
Paradise TOO est une collection de mes dessins et griffonnages de carnets de croquis. Ce n'est rien de sérieux, juste des idées et dessins spontanés. Mais j'ai trouvé quelques bons personnages dans PTOO. C'est là que j'ai trouvé la fée Kixie.
Quel conseil pourrait donner Katchoo à Mary Jane Watson au sujet de Peter Parker (Spider Man)?
« Lâche cette andouille. Tu étais mieux avec Gwen. Laisse tomber l'insecte et vis ta vie, rejoins une troupe à Broadway, ouvre un magasin de fleurs, n'importe quoi sauf attendre que ce cloporte vienne ramper à ta fenêtre au beau milieu de la nuit. Bon sang! »
Aimerais-tu que SiP soit adapté à la télévision ou au cinéma?
A la télévision. Les films parlent d'évènement (d'histoires), la télévision de personnages. SiP est centré sur les personnages. On pourrait voir ça comme un croisement entre les Sopranos et Sex and the City.
Sip touche bientôt à sa fin (mai 2007). Pourquoi maintenant?
Parce qu'il est temps. L'histoire est racontée. Les personnages ont atteint la fin de leur jeunesse. SI nous allions plus loin, cela deviendrait l'histoire de femmes entre deux âges. J'ai décidé de laisser les personnages retrouver leur vie privée. Je pense qu'ils l'ont mérité.
Est-ce que tu as décidé de la fin de l'histoire?
Oui, c'est dans ma tête. Cela peut encore changer, mais je sais où je vais.
SiP, comme PTOO, est publié par Abstract Studio, que tu as créé avec ton épouse. Pourquoi avoir choisi cette voie de publication? Peux-tu nous raconter l'histoire d'Abstract Studio?
J'ai commencé en 1993 en plein boom des auto-publication. Jeff Smith et Dave Sim m'ont encouragé à publier ma propre bande dessinée. Ils nous ont montré à tous comment faire. J'ai fait ce qu'ils m'ont dit, et les choses ont bien marché pour moi. L'auto publication m'a permis de mener SiP plus loin que ce que j'aurais pu faire dans une grande compagnie. J'aime cette liberté, pouvoir apposer ma touche personnelle sur chaque livre.
C'est pour ça que j'ai lancé ma propre compagnie, Abstract Studio, qui s'est ensuite développée. Ça a parfois été dur, mais je ne l'ai jamais regretté.
Est ce que tu lis beaucoup de bande dessinée?
Pas autant qu'autrefois. Maintenant, il faut qu'elles soient vraiment excellente pour que les lise. Je lis davantage de romans que de bande dessinées. Les auteurs que j'apprécie en ce moment sont : Alan Moore, Darwyn Cooke, Mark Waid, Chris Ware, Jimmy Gownley.
Que penses-tu de a façon dont les femmes sont habituellement dessinées dans les bandes dessinées?
Je préfère une représentation réaliste des femmes. Certaines femmes dessinées ressemblent à des dessins d'Erte, jolies, mais inutiles. Quand je vois le travail de grands artistes, je suis enchanté, comme n'importe quel fan. Le grand art inspire. J'essaie par contre d'ignorer la mauvaise qualité.
Dans le livre « How to Draw », publié par Wizard, tu donnes une leçon sur la façon de dessiner des femmes de manière réalistes. Comment t'es venue l'idée de participer à cet ouvrage?
Ce sont eux qui l'ont demandé. J'ai pensé que c'était amusant par ce que je suis un dessinateur de bd, mais pourtant je suis réputé pour dessiner des femmes réalistes, que parce qu'elles font moins de deux mètres et plus de cinquante kilos. Marrant.
La fin de SiP est prévue pour Mai. As-tu déjà d'autres projets?
Oui, mais je ne travaillerai pas sur le projet suivant tant que je n'aurai pas fini SiP. Je veux donner tout ce que j'ai pour SiP et réaliser une fin magnifique. Ensuite, je réfléchirai à ce que je veux faire par la suite.
Quel a été ton plus grand défi?
Le défi a été de rester fidèle à mon histoire, et mes principe, au lieu d'opter pour un style qui m'aurait rapporté plus de succès commercial. Dans les années 1990, les histoires de « bad girls » faisaient rage, et ceux qui réalisaient ce genre d'histoire vendaient beaucoup. C'était très tentant, parce que SiP a toujours été un livre fonctionnant sans grosses annonces commerciales, augmentant calmement son lectorat. J'avais dis à un libraire de New York que j'envisageais de laisser SiP de côté, et faire une histoire de « bad girl ». IL m'en a dissuadé, en m'expliquant que ce genre de livre, ça va, ça vient, mais que l'on a besoin d'un livre qui va rester avec nous pendant des années, avec une bonne histoire. Je suis heureux de ne pas avoir laissé tomber. Maintenant, il ne reste aucune BD de « bad girl », et elles sont même devenues une sorte de blague.
Et ta plus grande joie?
La satisfaction d'avoir réalisé quelque chose de qualité qui va demeurer après moi . Mon travail a affecté la vie de gens que je ne rencontrerai jamais. C'est extraordinaire pour moi. C'est une bénédiction.
Quels conseils donnerais-tu à un jeune dessinateur qui veut se lancer dans la BD?
Décide si tu veux conserver ta vie privée en exerçant un art, ou si tu veux devenir un artiste public dont le travail sera vu par par le monde entier. Que préférerais-tu? Fais ton choix, puis travaille dans ce sens.
N'attends pas la célébrité pour donner le meilleur de toi-même dans ton travail. Fais de ton mieux dès maintenant, même si personne ne voit le résultat, parce que c'est ton travail qui t'ouvrira des portes, pas ton potentiel.
On fait le mieux ce que l'on fait le plus. Tu seras un bien meilleur artiste si tu dessines dix heures par jour au lieu de deux. C'est comme le sport. En travaillant dans la bande dessinée, tu te mets en compétition avec des gens qui passent huit à quatorze heures par jour devant la planche à dessin.
Si tu étais un personnage de bande dessinée?
Snoopy. Il ne fait que manger, dormir et jouer. Pas mal comme vie!